'Mao, le plus grand criminel de l’histoire', L’Obs, le 18 août 2016
Il y a quarante ans, le 9 septembre 1976, le Grand Timonier mourait. 2016 marque aussi le 50e anniversaire de la Révolution culturelle, qui entraîna destructions et souffrances. Mao continue pourtant de jouir d’une indulgence certaine. L’historien Frank Dikötter dresse le vrai bilan d’un dictateur responsable d’au moins 50 millions de morts.
Vos trois derniers livres sont consacrés à trois moments clés de l’histoire de la Chine sous Mao : la guerre dite « de libération », le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle. Trois moments qui ont été l’occasion de tueries épouvantables. On a l’impression accablante que Mao n’avait pas grand-chose à envier à Staline, ni même peut-être à Hitler…
Il est certain que ces trois-là figurent au palmarès des plus grands criminels de l’histoire, bien qu’il ne soit pas simple de les départager. Qui est le plus inhumain ? Qui est le plus meurtrier ? Si l’on prend le critère du nombre total de morts, Hitler et Mao sont les champions. Hitler a provoqué la mort d’environ 55 millions de personnes. Ce chiffre comprend les victimes des exterminations et celles de la guerre en Europe. Mao a causé un nombre équivalent de morts, plus de 50 millions, voire bien plus. Il est responsable de l’épisode le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité : la grande famine qu’il a déclenchée et laissée se prolonger pendant trois ans, de 1959 à 1962. Résultat : au minimum 45 millions de morts. Auxquels il faut ajouter le total des autres « épisodes » de violence : au moins 5 millions de victimes. Staline était le modèle et l’inspirateur de Mao, mais il vient loin derrière lui quant au bilan des vies sacrifiées.
N’y a-t-il pas une différence de nature, sinon de nombre, entre les crimes de Hitler et ceux de Mao ? Les méfaits du nazisme et ceux du communisme sont-ils équivalents ? Mao n’extermine pas au nom de la race ou de l’ethnie…
J’ai comme tout le monde tendance à penser qu’il n’y a rien de pire que Hitler. Mais si on examine de près l’idéologie de ces dictateurs, on s’aperçoit qu’elle tourne toujours autour du « grand homme ». Au lieu de parler de fascisme ou de communisme, il faudrait en réalité parler d’« hitlérisme » comme on le fait pour le stalinisme ou le maoïsme. Qui est « de droite », qui est « de gauche » ? On a en Corée du Nord un despote « de gauche », Kim Il-sung, qui utilise sans cesse la notion de race – la « meilleure » étant la coréenne, bien entendu. Staline extermine les koulaks « en tant que classe », mais aussi des groupes définis par leur ethnicité. Mao s’en prend à ses opposants qu’il stigmatise comme « ennemis de classe ». Il crée même des catégories de parias, appelés en chinois heiwulei, « cinq catégories noires ». Leur statut de classe est héréditaire : de père en fils, ils seront malmenés, torturés et pour la plupart tués. Une rescapée, qui vit aujourd’hui aux États-Unis, a écrit un article où elle compare les heiwulei aux Juifs, avec un taux de survie identique. Alors, fasciste ou communiste ? Comme l’explique Friedrich Hayek dans son livre « La Route de la servitude », toutes ces idéologies partagent le même mépris pour la démocratie, la même volonté de piétiner les droits et les libertés individuels, la même foi dans l’État ou le Parti-État, et la même aversion pour la liberté d’entreprendre.
Hitler et Staline sont proches dans le temps et dans l’espace. Qu’est-ce qui distingue Mao ?
Tout d’abord tous trois ont beaucoup de points communs, à commencer par l’intelligence. Ils méritent d’être pris très au sérieux. Autres similitudes : l’absence de sentiment de culpabilité, le manque d’empathie et un grand talent pour manipuler les personnes et les situations. Cela dit, il y a plus de similitudes entre Mao et Staline, et c’est Hitler qui se distingue par quelque chose de crépusculaire, quasi suicidaire. Il dit : si nous ne gagnons pas, nous devons être détruits. Il est dans le tout ou rien. Il met en scène sa propre destruction et entraîne l’Allemagne, et l’Europe tout entière, dans ce dernier acte macabre. C’est du nihilisme.
Mao et Staline sont très semblables dans leurs tactiques, leurs méthodes…
Staline est bien sûr un protecteur et un modèle pour Mao. Mais ce dernier ne se contente pas de le copier servilement. Il veut le dépasser. Il veut dépasser Lénine aussi. C’est cette ambition qui est à l’origine de deux épisodes parmi les plus meurtriers de l’histoire récente : le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle. À la racine, on trouve le désir dévorant de Mao de prouver au monde qu’il est le véritable leader du camp socialiste, le génie visionnaire qui a réussi à vaincre le capitalisme.
Mao applique les méthodes de Staline avec vingt ou trente ans d’écart : élimination des élites, règne de la terreur, etc. Qu’a-t-il inventé qui le qualifie pour le titre de « leader suprême » ?
Tout d’abord c’est lui qui a amené un quart de l’humanité au camp socialiste. Un titre de gloire suffisant à ses yeux. Mais Mao a aussi innové sur le plan de la vision et des méthodes. Au début, à l’époque de la guérilla, puis à Yan’an, Mao suit l’exemple de Staline, avec des purges « classiques » : il liquide 700 officiers mutinés en décembre 1930 ; puis, entre 1942 et 1944, il fait exécuter 10 000 intellectuels qui avaient naïvement rallié Yan’an. La révolution maoïste proprement dite commence en 1947. Parallèlement à la guerre qu’il livre au gouvernement nationaliste, Mao lance le mouvement dit « de réforme agraire » en Mandchourie, dans ces contrées du Grand Nord « libérées » par l’Armée rouge. La campagne va s’étendre de proche en proche à toute la Chine et ne s’achèvera qu’en 1952, après la prise de pouvoir en 1949. En réalité, cette réforme agraire ne concerne pas tant la terre que la société telle qu’elle est organisée. Mao entreprend de la détruire afin de la remodeler en fonction des priorités du Parti. Les archives du PC chinois accessibles depuis peu montrent que Mao opte pour une véritable politique de la violence extrême comme méthode de conquête puis de consolidation d’un pouvoir totalitaire.
Cette réforme agraire continue à être célébrée comme un grand moment de justice sociale. Ce n’était donc qu’un faux-semblant ?
Le terme même de « réforme agraire » est faux et trompeur. À la même époque, il y a eu des réformes agraires en Corée, au Japon, à Taïwan. Les autorités ont racheté les terres et les ont redistribuées dans le calme, sans aucune violence. Mao, lui, va faire le contraire. Il va orchestrer une débauche de sauvagerie, qui plus est gratuite, car il n’existe pas en Chine de domaines féodaux comme en Russie, pas de noblesse exploitant les descendants des serfs. Plus de la moitié des paysans possèdent leur terre, d’autres jouissent d’une propriété partagée au sein de familles élargies, seuls 6 % sont des fermiers. Difficile de trouver des « exploiteurs » à livrer à la vindicte populaire. Peu importe, les communistes vont les fabriquer de toutes pièces. Cette vague de violence arbitraire fera environ 2 millions de morts selon les rapports internes du Parti.
La « dékoulakisation » de Staline au tournant des années 1930 a été également très meurtrière…
Il y a une différence capitale. Staline confie la mission de liquider les indésirables à sa police secrète. Les exécutions, les déportations, c’est l’affaire de l’État. Mao, lui, contraint les gens ordinaires à effectuer la sale besogne. Cela commence à Yuanbao, le premier village « libéré » dans le nord de la Mandchourie, 700 habitants qui possèdent des terres en quantité à peu près égale. Un « groupe de travail » débarque en 1947 afin de préparer la réforme agraire. Pendant des mois, les émissaires étudient les relations de pouvoir, exhument les conflits anciens, attisent les rivalités. Une minorité est bientôt accusée d’exploiter tous les autres. Bientôt une orgie de violence s’abat sur le village. La milice bloquant les sorties, tout le monde est contraint d’assister à la « session de lutte ». Les exploiteurs sont exhibés devant la foule, leurs « crimes » sont détaillés. Chacun doit contribuer activement à ce théâtre de la violence, accuser, injurier, frapper, torturer. Et pour finir, tuer collectivement. À Yuanbao, 73 personnes sont tuées sur un total de 700. Le même scénario se répète dans chaque village libéré. Résultat, une vague de massacres atroces : victimes plongées dans l’eau bouillante, suspendues à un arbre pour être taillées en morceaux, enterrées vivantes…
Quel est le but de ces paroxysmes de violence ? S’agit-il d’anéantir les notables ?
Il faut bien entendu liquider tout groupe susceptible de s’interposer entre le Parti et le peuple, et briser les vieux liens sociaux. Mao ne veut aucun obstacle entre lui et les « masses ». Mais il a d’autres motivations. La première est ce que j’appelle « le pacte de sang ». C’est l’acte fondateur de la République populaire : il faut que tout le monde soit impliqué dans la destruction physique des « ennemis de classe », que chacun ait du sang sur les mains, que chacun reçoive une part du butin partagé après le meurtre – un peu de terre, ou un simple pot de cuisine. En mouillant chacun dans ces forfaits et ces spoliations, Mao s’assure que personne ne souhaitera le retour à l’ordre ancien. Et enfin, dernier objectif : recruter les renforts nécessaires à la guerre contre les troupes de Tchang Kaï-chek. Les fils des assassins s’enrôlent en nombre dans l’Armée rouge, bien décidés à empêcher le retour de ceux qui ne manqueraient pas de les punir. C’est grâce à ces renforts massifs que Mao réussira à vaincre le Kuomintang.
Vous estimez à environ 2 millions de morts le bilan de cette campagne. Y avait-il des objectifs chiffrés ?
Mao décrète que 10 % de la population sont des « propriétaires fonciers ». Sur le terrain, il arrive que 30 % des villageois soient persécutés, et il laisse faire. Tous ne seront pas tués, mais le bilan est effarant. Ce mépris total du coût humain caractérisera ses vingt-sept années de règne. À commencer par la guerre contre le régime du Kuomintang au cours de laquelle il sacrifie délibérément des centaines de milliers de civils, sans parler des troupes.
Ses adversaires étaient-ils moins brutaux ?
Les armées nationalistes ont, elles aussi, commis des crimes horribles. Mais l’Armée rouge a été bien plus impitoyable. Par exemple, pour faire tomber la ville de Changchun, en Mandchourie, les généraux de Mao décident de l’affamer, militaires et civils compris. Ils instaurent un blocus total. Les civils qui tentent de s’échapper sont abattus, alors que les soldats, eux, sont encouragés à déserter et se retrouvent incorporés aux troupes communistes. Après cinq mois de siège, la garnison se rend. À Changchun, 160 000 civils sont morts, soit de faim soit en tentant de fuir. La même impitoyable méthode sera utilisée pour faire tomber les autres villes de Mandchourie. Dans leur avancée, les troupes de Mao s’appuient sur une foule en haillons comprenant des femmes et des enfants. Ces paysans réquisitionnés servent de porteurs, mais aussi de boucliers humains. La stratégie est payante, puisque Pékin, Shanghai, Canton, Nankin se rendront sans combattre.
Après la proclamation de la République populaire en octobre 1949, y a-t-il une pause dans la violence ?
Pas vraiment. Dès 1950, Mao envoie 200 000 hommes soutenir Kim Il-sung. Surtout, il utilise la guerre de Corée pour rallier la population contre les ennemis de l’intérieur qu’il qualifie de « contre-révolutionnaires » : bandits, espions, résidus de troupes nationalistes. En réalité, il s’agit d’écraser les rébellions populaires suscitées par la brutalité du nouveau régime. Mao fixe des « quotas » d’exécution : un pour mille, plus si nécessaire. Sur le terrain, les cadres font du zèle. Les communes, les provinces se font concurrence. Résultat, le taux de tués atteint trois, quatre, voire cinq pour mille. On exécute des innocents pour faire du chiffre. Des enfants de 8 ans, accusés d’être des « chefs de groupe d’espions », sont torturés à mort. Des rapports montreront que localement un tiers des victimes étaient parfaitement innocentes. En un an, 2 millions de personnes sont exécutées en public, dans des stades ou sur des scènes de village. Mao le sait et l’accepte.
Il y a eu par la suite une longue liste de campagnes. Toutes ont-elles été aussi meurtrières ?
Non, toutes ne visaient pas à détruire telle ou telle catégorie. C’est le cas de la fameuse campagne des Cent Fleurs. À l’origine, il y a le discours de Khrouchtchev de 1956 contre Staline et les méfaits du culte de la personnalité. À Pékin, des dirigeants s’en servent pour mettre Mao en difficulté. C’est pour parer à ce danger que ce dernier encourage les « masses » à s’exprimer, persuadé que le peuple désavouera ses rivaux et l’acclamera, lui. Or c’est une explosion sociale qu’il va déclencher : les étudiants manifestent, les paysans quittent les coopératives, les intellectuels critiquent le Parti, exigent la démocratie, et comparent même Mao au pape. Ce dernier comprend son erreur et entreprend de redresser le tir. Il accuse ses critiques d’être des « droitiers » acharnés à détruire le Parti. En 1957, un demi-million d’entre eux sont envoyés au goulag. Pas de tuerie, donc. Mais le résultat est gravissime car le Grand Timonier a désormais les mains libres. Il va pouvoir se lancer dans une nouvelle expérience révolutionnaire censée réaliser un développement météorique par la magie de la « pensée Mao Zedong ». Lancé fin 1957, ce « Grand Bond en avant » entraînera la pire famine de l’histoire humaine.
Pensez-vous qu’il s’agisse d’une famine programmée ?
Pas du tout. Mao ne veut pas tuer les gens. Il veut le Grand Bond à tout prix. Littéralement. Que des millions y laissent la vie lui est strictement égal. Comme un général, il n’a pas pour but d’exterminer ses propres troupes, mais il est décidé à sacrifier autant de soldats qu’il faut pour gagner. Le mot d’ordre du Grand Bond, c’est « dépasser le Royaume-Uni en quinze ans ». En réalité, c’est l’URSS que Mao veut dépasser. Il pense avoir trouvé le pont d’or entre le socialisme et le communisme. Voici comment : le peuple doit être embrigadé, il doit devenir une gigantesque armée chargée de transformer la nature et l’économie, afin de catapulter la société agraire au firmament des puissances industrielles. Dans les usines, les cadences sont augmentées. Mais c’est surtout les campagnes qui sont visées, à travers les « communes populaires ». Une forme de collectivisation radicale, qui fonctionne comme l’armée, avec ses casernes où les sexes sont séparés, sa discipline, sa hiérarchie. Hommes, femmes, enfants sont des fantassins contraints de trimer sur de grands projets hydrauliques ou agricoles. Toute propriété est abolie. Les réserves réquisitionnées et les instruments de cuisine confisqués, la nourriture est distribuée uniquement dans les cantines. C’est ainsi que la nourriture devient une arme. Ceux qui tentent d’échapper au travail forcé sont punis, battus, tués. Ceux qui ne travaillent pas assez – les enfants, les malades, les femmes enceintes, les personnes âgées – sont bannis des cantines, condamnés à mourir de faim. Ce ne sont pas des dommages collatéraux, mais des gens que l’on élimine par la privation de nourriture. Ils tombent en masse dès les premiers mois de 1958.
Quelle part de tout cela est de la responsabilité de Mao ? On a dit qu’il était aveuglé par les résultats mirifiques annoncés par les cadres locaux…
L’illusion que le Grand Bond était en train de se réaliser a pu se maintenir un ou deux mois. Dès l’automne 1958, les archives le montrent, Mao n’ignore rien de la famine qui sévit déjà. Et il continue. À l’été 1959, lors du plénum de Lushan, des leaders tentent de s’opposer à lui. Il les limoge et avec eux des milliers de cadres trop tièdes, qu’il fait remplacer par des durs prêts à appliquer tous ses ordres. Et c’est en 1959-1960 qu’il y a le plus de morts sous l’effet conjugué de la famine, du travail forcé, des exécutions et des suicides. L’économie va à vau-l’eau. Les rations diminuent même pour les plus travailleurs. Les paysans n’en peuvent plus, alors la répression devient terrifiante. Jusqu’en 1960, le Parti va réduire la paysannerie en esclavage afin d’obtenir le contrôle absolu de la production de céréales, le but étant de les vendre sur les marchés internationaux pour financer l’achat d’une foule d’équipements industriels. Le bilan précis n’est pas connu. Sur une population totale de 600 millions, au minimum 45 millions de morts, peut-être bien plus, dont 2 à 3 millions victimes de tueries.
Comment cela s’achève-t-il ?
Après les purges répétées, plus personne n’ose contredire Mao. C’est lui qui a créé le système, lui seul peut l’arrêter. Il le fait finalement en octobre 1960 quand il prend conscience du désastre. La famine s’est propagée aux villes. Il a lu les rapports rédigés par les équipes d’inspection, il comprend qu’il ne peut pas continuer. De plus, à l’été 1960, Khrouchtchev se fâche et retire toute aide soviétique. Des mesures sont introduites rapidement, des lopins individuels et des marchés libres de nouveau autorisés dans les campagnes, des céréales importées. La grande famine est jugulée, mais des gens continueront çà et là à mourir de faim jusqu’à la mort de Mao.
Comment, après un cataclysme d’une telle magnitude, Mao a-t-il pu lancer la Révolution culturelle ?
Tout d’abord, bien que Mao ait mis la famine sur le dos des ennemis de classe et des « saboteurs », l’échec du Grand Bond ternit son étoile. En 1962, il est en butte à des critiques internes. Il veut éviter l’erreur de Staline qui n’a pas su détecter le traître Khrouchtchev. Comment faire en sorte que personne ne puisse le poignarder dans le dos ? En autorisant le peuple à débusquer les ennemis de la révolution tapis au sein du Parti et qui complotent contre le Grand Timonier. Il s’agit de garder le pouvoir, et pour cela Mao est prêt à jeter le pays tout entier dans la tourmente. D’autre part, Mao n’a toujours pas renoncé à son ambition de devenir le porte-flambeau du camp socialiste. Il se voit maintenant supérieur à Staline, à l’égal de Lénine ou de Marx. Avec la révolution bolchevique de 1917, Lénine a éliminé les capitalistes d’URSS. Pourtant, la voilà de nouveau en proie au « révisionnisme », à un retour des idées capitalistes, grâce à Khrouchtchev. Le monde a besoin d’une révolution d’un type nouveau, dirigée cette fois contre la « culture » capitaliste. Et c’est Mao qui va la mener, garantissant ainsi que la Chine et ceux qui suivront son exemple ne retomberont jamais dans le capitalisme. Il va donc détruire tout ce qui précède 1949 – tout ce qui est bourgeois, féodal, « superstitieux » – pour le remplacer par la « pensée Mao Zedong ». Les adolescents, appelés « gardes rouges », répondent à l’appel en 1966. Ils seront les exécutants de cette entreprise de destruction, avant que le peuple, que Mao pousse à la révolte contre le Parti, entre dans la danse. C’est le chaos généralisé.
Ce sont les « gardes rouges » qui commettent les tueries ?
Une petite partie seulement : 1 700 enseignants sont ainsi tués par les « gardes rouges » en septembre 1966 à Pékin. Le plus gros des massacres se produisent à partir de la mi-1967, quand Mao ordonne à l’armée d’intervenir pour soutenir le peuple. C’est une confusion indescriptible. Tout le monde se bat contre tout le monde au nom de Mao. C’est aussi une guerre civile qui oppose des factions rivales soutenues par des leaders de camps opposés. Au Guangxi, des batailles à l’arme lourde impliquant des dizaines de milliers de combattants donnent lieu à des bombardements, puis à des milliers d’exécutions, sans parler de cas de cannibalisme politique (voir l’article). L’été 1968, Mao met fin au chaos. Il installe à tous les niveaux des « comités révolutionnaires » remplis de militaires qui lui obéissent. La Chine est transformée en dictature militaire. Les dénonciations pleuvent. Chacun a peur de chacun.
Vous estimez à 2 millions environ les morts pendant les dix ans de la Révolution culturelle, de 1967 à 1977. Pourquoi alors a-t-elle à ce point marqué les consciences ?
D’abord parce que, contrairement aux victimes du Grand Bond qui étaient des paysans illettrés, ce sont surtout des citadins, des couches instruites, qui ont subi les violences. Par la suite, ils ont consacré de nombreux écrits à leurs souffrances. Des cadres du Parti ont été également persécutés, c’est pourquoi ils ont autorisé ces témoignages. Il y a aussi une raison plus fondamentale : la Révolution culturelle a instillé la terreur dans les âmes, achevant la destruction du tissu social. Il n’y a plus que des individus atomisés qui n’ont de loyauté que pour le Grand Timonier. Les tueries, les campagnes s’achèveront avec la mort de Mao, en 1976.
Après sa mort, il y a eu un retour aux pratiques capitalistes avec le succès que l’on sait. Mao a donc échoué ?
Comparé à ses concurrents, il a largement réussi. La Chine continue de vivre dans son ombre. Il a finalement bien choisi son successeur. Deng Xiaoping n’a pas déboulonné sa statue. Mao trône toujours dans un mausolée placé au cœur du pays, sur la place Tian’anmen. Son portrait est sur les billets de banque. Personne ne porte de tee-shirts à l’effigie de Hitler ou de Staline. Les tee-shirts Mao sont partout.